London Blue
En 2021, lors d'une résidence de six mois, l'artiste suisse Ian Anüll a parcouru les rues de Londres, et produit une série d’œuvres exposées au Kunstmuseum de Luzern jusqu’au 24 novembre 2024. Dans le cadre de cet évènement, nous avons été mandatés, Nicolas Eigenheer, Emilie Guenat et moi, pour réaliser un livre, London Blue.
Comme une promenade dans les rues de la capitale britannique, le texte – écrit par la curatrice Eveline Suter – est composé en Johnston Sans, caractère typographique des transports publics londoniens, dessiné par Edward Johnston en 1916. Sur 20 pages cartonnées, les mots accompagnent les œuvres, des photographies prises sur place et divers objets collectés. La balade surprend, les collages, les zones recouvertes de bleu par Anüll jouent avec et se jouent de l'actualité. Ça secoue, sans donner le blues.
Promenade en forêt
À la bibliothèque ce matin, je devais consulter un livre. Sur l'étagère, il était rangé
dans une boîte, parmi d'autres boîtes, regroupant la collection de la maison d’édition
suisse et indépendante innen.
J'ai parcouru chaque zine (livres petits formats), un par
un, à un rythme assez rapide.
Je me suis attardée sur l'un d'eux, imprimé sur
papier vert. J’aime le vert en ce moment. Le titre a résonné, Promenade
– de l’artiste
Monika Stalder. N'était-ce pas
exactement ce que je faisais ? Je prenais l’air dans les
livres. Je flânais à travers les pages, au milieu de ces arbres reproduits dans ce
feuillet douze pages.
Je les ai observés, longtemps, contemplés, plusieurs fois, repérer leurs mouvements,
leurs particularités. Avant de reposer la forêt dans sa boîte, la boîte sur l’étagère,
et de sortir de la bibliothèque.
Emménagement à la Kochstrasse
En cette rentrée scolaire 2024, je m’installe dans mon premier atelier en tant que designer graphique. Ce soir, trop excitée par cette journée d’installation des meubles, j’ai décidé de commencer à apporter mes affaires, et premièrement, mes livres. Ceux dont je voulais être entourée au travail. En regardant leurs dos depuis ma chaise, je me suis sentie à la maison.
Juste avant de partir, j’ai feuilleté La poétique de l’espace du philosophe
Gaston
Blanchard, et suis tombée sur ce poème de Jean Laroche :
Une maison dressée au cœur
Ma cathédrale de silence
Chaque matin reprise en rêve
Et chaque soir abandonnée
Une maison couverte d’aube
Ouverte au vent de ma jeunesse.
Sixie envoie tout péter
Une histoire écrite et animée pour Sixie, Emilie et Nicolas.
Livres jeunesse
Concevoir un livre pour enfants est un véritable défi. Il faut savoir être
synthétique, instructif et captivant. Les créateurs de ce genre de livres font preuve
d'une grande ruse et d'ingéniosité pour séduire leur fougueux lectorat.
Adulte, j’en lis toujours régulièrement. D'abord, parce qu'il n'y a pas d'âge
pour
apprécier des choses qui font du bien aux yeux et au cœur. Ensuite, parce qu'ils
continuent de me surprendre, nourrir mes rêves,
ils stimulent ma créativité et sont des exemples dans mon travail. Ainsi, je me suis
mise à
les collectionner. Tous les ans en juillet, les Bücher Brocki de Suisse bradent les
livres
jeunesse à 2 CHF. Voici quelques doubles pages de mes dernières acquisitions.
Hyper méditation
Il y a quelques mois, un ami de passage à Zürich m’a fait découvrir un podcast de méditation génial. Généralement, je ne suis pas fanatique des audios de méditation courants. Mais À la recherche du thon à la Catalane, premier podcast de méditation à l'intérieur d'un hypermarché pour être bien calme et tout, est spéciale – drôle, relaxant, rassurant. J’ai pris pour habitude d’écouter des épisodes quand je cuisine – combinaison de mes deux types de manière de me détendre. Couper des tomates au rythme des bip des caisses de l'hyper. Hacher la ciboulette sur fond de musique relaxante. Couler la sauce vinaigrette sur appel au micro à la caisse centrale.
Récemment, j’ai écouté un podcast – Le book club, « Dans la bibliothèque de… », France Culture – dans lequel l’autrice, comédienne, productrice de podcasts Sophie-Marie Larrouy était l’invitée de l’animatrice Marie Richeux. Sa voix sonnait un peu différente, mais toujours agréable. En l’écoutant parler de ses livres et de sa relation à la langue, c’était comme découvrir un peu les coulisses de son podcast, apprendre à la connaître pour mieux comprendre son travail.
La carte de visite
Depuis février, je participe au cours du soir en typographie élémentaire, mené par le professeur Rudolf
Barmettler, typographe et historien de la typographie. Notre premier exercice a été
d’imprimer une carte de visite pour la personne
de notre choix. Un avocat pour moi.
Les premières séances, nous avons assemblé les caractères pour composer des lignes
d’informations et les imprimer. À partir de ces impressions, nous avons suivi une suite
de consignes guidant nos choix de composition. Nous découpions, positionnons,
décalquions les caractères [1]. Voici un résumé de mes étapes de recherche, de mes
observations et de mes intentions.
[2]
— Informations disposées en deux colonnes ;
— informations principales isolées à gauche ;
— reste des informations à droite ; deuxième information importante ;
entourée d'une ligne vide ;
— format carré.
Premières tentatives de recherche d’équilibre – équilibre
censé représenter la justice.
[3]
— Informations centrées dans le format ;
— espace blanc plus grand en haut pour mettre en avant l’information la plus
importante ;
— reste des informations organisées de la plus importante à la moins importante.
Composition bof, mais hiérarchisation des informations, et exploration de la piste
du texte centré.
[4]
— Informations centrées, organisées en trois blocs ;
— bloc principal d’informations centrément et horizontalement
nom et la profession regroupés ;
— informations secondaires placées aux bords, plus en retrait.
Informations secondaires entourent l’information
principale comme une prison.
Les deux lignes adresse et contacts forment la même
structure.
Après ces essais, l’idée de la balance, symbole de la justice, c’est imposé à moi. Je
souhaitais la retranscrire graphiquement. Se sont succédés des essais variants le
format, l’orientation, les espaces blancs ([5],
[6]).
Une fois mon croquis fixée, j’ai recomposé les informations de la carte de visite, cette fois-ci en Univers, caractère dessiné par le typographe suisse Adrian Frutiger.
Imprimé et coupé [7], voici un exemplaire de la carte de visite finale [8].
Apprendre à avoir peur
En m’installant à Zürich, ville de la Suisse allemande, il était important pour moi de me
remettre à pratiquer cette langue. Parce que j’aime beaucoup les livres, parce que j’ai
appris le français à travers eux, je me suis instinctivement dirigée vers les
bibliothèques de ma nouvelle ville pour en emprunter. J’apprends mieux comme cela,
quand je vois les mots écrits en toute lettre.
Jeune, je lisais beaucoup de bandes dessinés, de romans graphiques, parce que mes
parents aimaient cela. Je continue aujourd’hui. La bibliothèque centrale de Zürich – dont l’abonnement est
gratuit – possède de nombreux romans graphiques de la maison
d’édition zurichoise Édition
Moderne. Julia Marti, Marie-France Lombardo et Claudio Barandun publient de
très beaux livres en collaboration avec des illustrateurs. Mon coup de cœur de mes
derniers emprunts va pour Fürchten Lernen de l’illustrateur Nando Von Arb.
Je vous laisse avec une courte séquence mise en bouche – je l’espère – de cette bd dense, intense, dans les dessins et dans les sujets abordés, remarquable.
Cet extrait n’a pas beaucoup de mots mais – Grâce à ce livre images, je me sens progresser - lentement - en allemand. Je découvre de belles histoires, je voyage à travers de beaux mondes.
Les serviettes de table
Au bureau, nous cuisinons et mangeons ensemble la plupart du temps. Chaque repas, chacun utilise une feuille d’essuie-tout. J’ai donc eu l’idée de mettre à contribution mes compétences en bricolage – une occasion de faire du graphisme différemment – pour changer cette habitude.
Demain midi, nous aurons tous et toutes une serviette avec nos initiales brodées au point de croix.
Art de rue zurichois
J’apprécie me promener dans les rues de Zürich, particulièrement parce qu’elles sont investies par leurs habitants. Cette semaine, sur le chemin du travail, j’ai repéré de nouveaux panneaux de signalisation routière – sûrement peints et installés par des enfants. En rentrant ce soir, j’ai fait un petit détour promenade pour les photographier. J’ai ralenti, je me suis arrêtée, j’ai apprécié. Rouler au pas.
Gina Proenza
Dans une précédente note [TPP], j’évoquais mon expérience face aux papiers suspendus dans l’atelier de Dafi. Dans une autre [La main coupée], à travers le projet de Club Collecte, je me questionnais sur la manière d’entrer dans un livre. En mars, j’ai commencé à collaborer avec Nicolas Eigenheer sur la monographie de l’artiste Gina Proenza, lauréate du Prix Culturel Manor Vaud (2024). La semaine dernière, lors du vernissage de son exposition Toi et ta bande au Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, le livre publié par JRP|Édition a été mis en vente. J’étais très excitée de l’avoir entre mes mains ! Dans sa conception, nous avons longuement réfléchi aux choix des papiers, que j’aimerais vous présenter.
La couverture rigide est couverte d’un papier couleur terracotta imprimé dans la masse. Dans les mains, son aspect chaleureux contraste avec la vignette blanche insérée, laminée (recouverte d’un film). L’ensemble est une retranscription de l’œuvre Jalousies modernes de Gina.
Sur les pages de garde couleur sable sont reproduit les croquis à échelle 1 du squelette de l’œuvre Dormant Season.
Enfin, on arrive devant la porte du livre, la page de titre, sur papier blanc couché mais duveteux.
À la fin de la lecture, doucement, on ressort de la maison livre de Gina dans le sens inverse, accompagné·e d’autres parties du squelette. Blanc, sable, brique. Du dedans au dehors. Le tout relié par une jolie tranchefile de couleur jaune – choisie par l’artiste.
TPP
Depuis janvier, environ une fois par semaine, je me rends à Näfels, dans l’atelier du
graphiste et imprimeur suisse Dafi Kühne. Là-bas, je l’assiste dans diverses tâches
liées à la composition typographique au plomb. L’atelier est fantastiques, avec beaucoup
de presses, d’outils, et de casses typographiques.
Chaque été, depuis 2016, il organise un programme d’impression typographique (TPP)
– « un
programme intensif axé sur la conception, combinant la typographie et l’impression
typographique, fusionnant l’ancien et le nouveau. Son objectif est d’expérimenter
avec
une typographie progressive en combinaison avec des outils analogues. Tous les
exercices
sont réalisés avec des presses typographiques et des caractères physiques. À travers
ce
processus très lent mais précis, les participant·es apprennent à mettre l’accent sur
le développement d’une idée en explorant de nouvelles approches avec des
techniques anciennes. »
Le mois dernier, Dafi exposait dans l’atelier, une sélection de 100 posters produits par des participant·es du TPP. Lors de la fabrication des affiches, chacun·es choisit le papier sur lequel iel veut imprimer sa composition. Après les avoir tous accrochés le jour de l’installation, j’ai passé de longues minutes à admirer cet ensemble de divers papiers suspendus côte à côte.
J’ai très hâte, parce que cet été, pour cet événement, je vais passer plusieurs journées à aider à l’atelier !
Les vies de papier
Il y a quelques semaines, je me suis rendue à la librairie mille et deux feuilles
pour
commander un livre. J’aime beaucoup cet espace et leur sélection, principalement
composée d’autrices et d’auteurs autour de la Méditerranée. Avec Charlotte Nager, la
libraire, nous avons pris le temps d’échanger sur nos vies et nos lectures. Sur le site
de la librairie, j’apprends qu’elle « est ethnologue et a travaillé pendant
près de
vingt ans dans la coopération au développement. Dans ce contexte, elle a voyagé à de
nombreuses reprises dans les pays des Balkans, en Asie du Sud-Est, en Amérique
latine et
en Afrique, et a vécu trois ans au Tadjikistan. Elle a souvent fait des incursions
dans
le monde du livre, que ce soit en tant qu’éditrice, éditrice ou
fabricante. »
Puis, elle
m’a conseillé Les vies de papier, de l’écrivain libano-américain Rabih Alameddine
– que
j’ai acheté dans la foulée.
« Aaliya Saleh, 72 ans, les cheveux bleus, a toujours refusé les carcans imposés par
la
société libanaise. À l’ombre des murs anciens de son appartement, elle s’apprête
pour
son rituel préféré. Chaque année, le 1er janvier, après avoir allumé deux bougies
pour
Walter Benjamin, cette femme irrévérencieuse et un brin obsessionnelle commence à
traduire en arabe l’une des œuvres de ses romanciers préférés : Kafka, Pessoa
ou
Nabokov.
À la fois refuge et ‹ plaisir aveugle ›, la littérature est l’air
qu’elle
respire,
celui qui la fait vibrer comme cet opus de Chopin qu’elle ne cesse d'écouter. C’est
entourée de livres, de cartons remplis de papiers, de feuilles volantes de ses
traductions qu’Aaliya se sent vivante.
Cheminant dans les rues, Aaliya se souvient ; de l'odeur de sa librairie,
des
conversations avec son amie Hannah, de ses lectures à la lueur de la bougie tandis
que
la guerre faisait rage, de la ville en feu, de l'imprévisibilité de Beyrouth. »
[résumé de la quatrième de couverture]
Dans ce livre – que je recommande –, il y a un passage qui me remémore mes
pensées au
cimetière de Silhfeld à Zürich [cf. Au milieu des morts].
« La pierre au-dessus de ma tombe, de quelle inscription sera-t-elle
ornée ? Tant de
possibilités, tant de choix possibles.
‹ Ci-gît Aaliya, jamais pleinement vivante, désormais morte, toujours
seule, toujours
craintive. ›
‹ Mort, ne sois point fière, car ici tu n’as pas vaincu qu’un grain de
poussière. ›
Mon inscription de pierre tombale favorite est celle d’un écrivain, bien sûr
:
Malcom Lowry
Late of the Bowery
His prose was flowery
And often glowery
He lived, nightly, and drank, daily,
And died playing the ukulele
En tant que pessoane invétérée, je devrais songer à une pierre tombale avec une
inscription usant de ses mots, et de ses mots j’en ai tant et plus, tant de choix
possibles.
Qu’est-ce que je raconte ? Une pierre tombale intéressante ? Je
cite Nabokov : ‹ Pour
ce qui est de l’histoire… elle limitera le récit de ma vie à un tiret entre deux
dates. ›
Je serai probablement incinérée avec mes livres. »
L'Atlas de Peter
Aujourd’hui, Laura et moi nous sommes rendues à Hermetschloostrasse 70, où plusieurs ateliers d’artistes ouvraient leurs portes aux visiteurs. Là, j’ai rencontré Peter Radelfinger, l’ancien professeur de dessin de Laura à la ZHDK. Dans son atelier, je me suis arrêtée longtemps pour regarder l’une de ces œuvres avec précaution et questionnements –un livre dont je n’arrivais pas à décrypter les pages. J’étais captivée à essayer de comprendre. Peter Radelfinger m'a remarquée et a commencé à m'expliquer. Il s’agissait en fait d'un Atlas donné aux élèves quand il était à l’école. Il avait d’abord superposé des collages et des dessins, puis, peu convaincu, avait décidé de tout recouvrir de blanc. Un jour, longtemps plus tard – au moins 10 ans si mes souvenirs sont bons – en déménageant la maison d’un défunt de la famille menuisier, il avait récupéré une ponceuse. La machine dans les mains, il s’était mis à poncer et faire réapparaître les différentes couches des pages. Dans mon cerveau, ça devenait clair. Ce que j’avais devant moi était un atlas, un atlas d’un monde inconnu.
Ensuite, nous avons parlé de comment il serait possible de partager, exposer cet objet. À travers un livre ? Il n’était pas certain. Mais à l’intérieur de moi, j’étais piquée. Je me m’étais déjà à réfléchir à comment serait-il possible de transcrire ce livre d’artiste en un livre…
Bouquet de fleurs
Dans la maison de mon enfance, sur la table de l’entrée, il y avait souvent un bouquet de fleurs du jardin. Je me souviens du plaisir procuré en passant à côté. J’ai perpétué ce rituel dans mes maisons suivantes. Très souvent, sur ma table à manger, il y a un bouquet de fleurs cueillies lors de mes pérégrinations. C’est très plaisant, de passer des moments en face-à-face. C’est très inspirant, d’observer les couleurs, les reflets, les formes, les odeurs, la métamorphose du tout dans le temps.
Deplazes bis
Souvenez vous de l’artiste Andriu Deplazes découvert à la Kundthaus dans Deplazes / Hodler.
Aujourd’hui, je suis allée à Edition VFO, après avoir vu un poster de l’une de ses peintures
dans la rue.
Edition VFO (Verein für Originalgraphik) est une institution suisse fondée en 1948 pour
préserver et diffuser l’art graphique imprimé. Elle se concentre sur la conservation de
techniques d’impression traditionnelles. L’association promeut l’accès à l'art
contemporain en organisant des expositions, des publications, des ateliers. Dans ce
lieu, on retrouve d’autres artistes exposés, les archives de l’association et un coin
bibliothèque.
J’étais si heureuse de voir d’autres peintures de cet artiste, comme si je suivais
sa trace. Au mur, étaient accrochées ces trois lithographies tirées à 20 exemplaires
chacune. J’ai été captivée par ce joueur
de flûte, qui donne l’impression de nous fixer du regard où que l’on soit dans l’espace.
À l’intérieur de ce bâtiment sur Limmatstrasse, se trouvent d’autres galeries. Dans les couloirs, les escaliers, certains murs sont couverts de posters d’événements passés. À une autre galerie, deux murs étaient tapissés de unes de journaux mexicains encadrées, par-dessus lesquelles étaient peint un poème – des lettres. Je n’ai pas retrouvé la référence de l’artiste.
C’est vraiment un lieu que j’apprécie, dans lequel il est agréable de se perdre et de se laisser surprendre.
La main coupée
À la recherche d'inspiration pour un projet, je me suis replongée dans le livre offert
par les graphistes français Damien
Bauza et Pedro Cardoso
lors de notre rencontre à Offprint 2023 (leur intervention est à réécouter ici). Ensemble, ils ont créé Club Collecte, « un projet d’archivage et de
documentation qui a pour ambition de donner à voir l’ampleur du phénomène éditorial
des Clubs du livre en France dans la
seconde moitié du XXe siècle. »
Comment rentre-t-on dans un livre ? C'était la question à laquelle je
réfléchissais. Couverture, pages de garde, page de titre : Les livres des
Clubs du livre sont riches
d’exemples percutants, dont cette double page de titre du roman de Blaise Cendrars, mis
en page par le graphiste Jacques Devillers. À gauche, « la main »
composée en Gill gras, tout en minuscule. À droite,
« coupée », dans une écriture à la
main trémulante. Entre elles, la reliure se dresse comme l’arme tranchante, coupable.
Moi-même, je suis
frappée : une preuve que la puissance réside dans la simplicité. Voilà une image
qui ouvre l’appétit du lecteur (du moins le mien).
Dans le chapitre « Le Lys rouge », Cendrars raconte « une grande fleur épanouie, un lys rouge, un bras humain tout ruisselant de sang, un bras droit sectionné au-dessus du coude et dont la main encore vivante fouillait le sol des doigts comme pour y prendre racine ». Et alors, comment sort-on de ce livre ? Avec l’image d’un bras tombée sur le sol. Plus de signe de vie, et l’on referme le livre.
Deplazes / Hodler
Ce matin, alors que j’étais au jardin, une dame qui m’a interpellée pour savoir si elle pouvait ramasser un peu de sauge poussant près du grillage. Et puis, nous avons commencé à discuter, d’abord d’art. Elle m’a évoqué son passage à l’exposition Apropos Hodler à la Kunsthaus de Zürich, où des œuvres du peintre suisse Ferdinand Hodler sont mises en relation avec celles d’artistes d’aujourd’hui. J'avais moi-même visité cette exposition il y a quelques semaines, mais j’avais omis de vous en parler.
Lors de ma visite, je suis restée longtemps postée devant cette imposante peinture de l’artiste suisse Andriu Deplazes. Bien que représentant des éléments réels comme la nature et des figures humaines, elle est empreinte d'une grande étrangeté. Six personnages, chauves, sans sexe ni âge, assis autour d'une table ; un grand coquillage dessus, une tête de poisson rouge dedans. Cinq d'entre eux regardent celui qui tient la porte, ouvrant sur un horizon nocturne illuminé de couleurs chaudes. Devant la porte, une figure aide une autre à chausser ses souliers, nous lançant un regard direct. Malgré les bizarreries, tous semblent agir normalement. Vraiment comme dans un rêve, c’est normalement bizarre.
Après avoir médité un moment le paysage de Caux peint par Hodler, je me suis retrouvée devant cette autre très grande toile de Deplazes. J’ai compris ce qui me plaisait dans le travail de cet artiste : il m'invite à une contemplation de la nature semblable à celle ressentie devant une toile d’Hodler, mais y ajoute une dimension narrative, fantastique, à travers de figures et éléments curieux qu’il intègre. J’aime quand on stimule mon imagination, quand on me pousse à imaginer des histoires. Quand je suis devant cela, c’est ce qu’il se passe.
Pour tenir
À Zürich, une fois par mois environ, une association de passionné⋅es de cartes postales, enveloppes et timbres organise une bourse. Ce matin, dans ma fouille, je suis tombée sur une curieuse enveloppe. À côté de l’adresse tapée à la machine à écrire, quelqu’un avait collé une image – peut-être une caricature découpée d’un journal ou une reproduction agrandie d’un timbre – et par-dessus la bouche scellée de l’homme représenté, le timbre. « Zum durchhalten altstoffe sammeln ». À gauche, une main très tremblante avait précisé l’année, 1942. C’était la guerre.
À un autre stand, j’ai retrouvé ce timbre suisse marron sur une autre enveloppe – datée de 1942 et dont le cadre noir indique un faire-part de décès – accompagné de son identique en italien. « Per resistere raccogliete la roba vecchia ». S’il existait une version allemande et italienne, sûrement devait-il y en avoir une française… Je me suis donc dirigée vers une des dames de l’association, qui l’a très rapidement trouvé dans ses classeurs et me l’a tendu pour me l’offrir. « Pour tenir récupérez les matières usagées ». Comme un message du passé pour le présent.
Au milieu des morts
Généralement, j’aime passer du temps dans les cimetières. Tout est paisible, au milieu des morts. En-dehors de la maison, ces lieux sont comme des bulles. Le cimetière de Silhfeld, à Zürich est grand, vert, remplie de morts, de fleurs et d’oiseaux. Aujourd’hui, mes bancs habituels étant occupés, j’ai dû en chercher un autre. Dans ma quête, j’ai découvert un carré de stèles que je ne connaissais pas encore.
Je les ai trouvé surprenantes, inspirantes, pour leurs qualités typographiques – la gravure, les caractères, leur assemblage dans la pierre. Ce n’est qu’une fois rentrée chez moi et après avoir revu les photos que j’ai lu les inscriptions qui m’avaient attirée. Bien que non croyante, ces mots me touchent et me questionne sur leur(s) sens. J’aime cette poésie des mots, au milieu des morts.
La fourmi qui travaille
J’ai commencé mes études de design graphique un peu par hasard, beaucoup par curiosité.
Au fils des années, des écoles, des rencontres, je me suis de plus en plus intéressée à
la conception de livres et au dessin de caractères. Après mon diplôme, j’ai déménagé à
Zürich avec l’envie d’y construire ma maison. Je sentais que c’était l’endroit où je
devais être. Actuellement, je travaille avec le designer de livres et typographes suisse
Nicolas Eigenheer. Ensemble, nous concevons des livres. J’adore cela, nous nous amusons.
Dans ma bibliothèque, toujours visible, il y a le premier livre que j’ai fait.
Aujourd’hui, en l’ouvrant à nouveau, j’ai l’impression d’avoir entre les mains un objet
prémonitoire, un objet qui me raconte. Une fourmi travailleuse, minutieuse, heureuse,
qui fait des livres.
Salut journal
C’est un peu ça Note. Mon journal. Aujourd’hui, j’ai envie de vous parler d’un truc. La poésie – art du langage – stimule, chez moi, les sens et l’imagination. Elle ne se limite pas aux livres ou aux textes. Je ressens sa présence sous d'autres formes… Je vous dis ça parce que j’ai passé l’après-midi à comater dans mon lit en regardant Samuel, une mini-série d’animation sur Arte, écrite, réalisée et interprétée par Émilie Tronche.
Sur vingt-et-un épisodes de quatre minutes environ, on écoute Samuel, 10 ans, nous lire son journal. Il aborde des sujets tels que l'amour, l'amitié, la tristesse, la colère, la fierté… avec la simplicité d’un enfant, non moins sans écho. Ses histoires prennent vie au travers des illustrations au crayon, sur des musiques douces. En les regardant, j'ai ressenti comme une expérience poétique. J’étais bercée dans cet espace où chaque élément – le dessin, les mots dit, ceux écrits, les voix, sons, musiques, le blanc, le noir, le vide, le plein, le mouvement, etc. – me semblait se combiner pour former une harmonie parfaite. Toujours assez, juste à l’essentiel. C’est pour cela que je parle de poésie.
Herkules
Parmi les éléments qui m’ont séduit dans Panderma, il y a le caractère utilisé pour composer le titre de la revue : Herkules. Réalisée en 1899, j’ai découvert son identité en parcourant un exemplaire de la fonderie allemande Bauer & Co, acquise par la fonderie Berthold en 1898. Avec son allure arrondie et ses initiales ornées, Herkules attire immédiatement l'œil. Le catalogue propose également une version italique pour ce caractère. Pour des lignes plus étroites contenant davantage de texte, la fonderie propose la Carola Grotesk, une version plus fine, accompagnée de son italique, la Regina Cursiv. Enfin, pour ceux qui préfèrent une apparence encore plus légère, il y a la version Favorit Grotesk, complétée par son italique, la Hansa Cursiv. Bien que ces caractères aient des structures légèrement différentes, ils forment un ensemble typographique cohérent.
La fonderie russe Paratype diffuse des versions numériques de Carola et Herkules, sous les noms de Karolla Narrow Bold, conçue par la dessinatrice de caractères Tatiana Lyskova, et Black, réalisée par le dessinateur de caractères Manvel Shmavonyan.
L’homme n’est rien
Le numéro 4 de Panderma est un pêle-mêle de citations d’écrivains, historiens,
philosophes, et d’images d’œuvres d’artistes ponctuées des traductions du texte
« L’homme n’est rien » de Carl Laszlo. En allemand, grec, japonais,
espagnol,
anglais, français, néerlandais, italien, latin, suédois, il partage sa vision de
la condition humaine et sa place dans l’univers : « l’homme n'est rien
en
soi, il n'est qu'une partie infinitésimale de l'infini. Son monde n'est pas le
monde, sa destinée, comme sa raison, à peine une goutte de pluie dans
l'océan. »
Laszlo critique également la propension de l'homme à se considérer comme le centre de
tout, soulignant que cette obsession pour notre propre importance nous aveugle et nous
éloigne de la réalité. « Ce n’est que quand l’homme renoncera à sa vanité
démesurée,
que quand il se découvrira partie infinitésimale de l’infini, qu’il pourra trouver
son
vrai lieu. » Dans cette perspective, Laszlo envisage une libération de
l'homme
de
ses illusions et de ses prétentions excessives, comme une étape vers un monde régi par
« l’ordre éternel », où chaque individu pourra enfin trouver sa
véritable place
et sa véritable grandeur.
La répétition du texte traduit dans autant de langues insiste : nous ne sommes pas rien, mais nous sommes pas grand chose. Au regard de ces pages et de leur message, je m’interroge sur les effets de la composition de la double page photographiée pour note 12. On observe le pronom « Je » composé en capitales – également répété sur la couverture, et la page de titre. Est-il seul au milieu de tout ou seul au milieu de rien ? Est-il tout ou n’est-il rien ? Est-il à sa place ? Est-il ainsi par narcissisme ou par humilité ?
Je
Qu’est-ce que l’art ?
À chacune de mes visites à la SIK-ISEA — les archives d’arts de Suisse qui possèdent des exemplaires de Panderma — j’aime feuilleter les nouveaux ouvrages exposés à l’entrée. Cette fois-ci, je veux vous partager ma découverte du livre Little Terror de l’artiste illustratrice Lika Nüssli. Avec peu de mots, un trait vif, des corps dénudés, monstrueux, au milieu de pages blanches, elle exprime angoisse et émotion, à propos d’amour, d’identité… Ça me touche. Ça me parle. Justement, j’ai pris une photo de cette double page. Sur la page de gauche, on lit « What does art mean to you ? » [Qu’est-ce que l’art signifie pour toi ?], celle de droite, on voit un bras émerger d'une tête tenant une plume caressant le corps. Je l’interprète comme une réponse en image à la question — que je me pose aussi.
Puis, il était temps de me mettre au travail, de replonger dans mes recherches sur
Panderma – en particulier le Panderma 9: Götterdämmerung ce jour-là.
Dans
celui-ci, Carl Laszlo propose une analyse critique de la situation artistique du XXe
siècle en explorant les liens entre art, société, culture (en Europe, et un peu aux
États-Unis). La lecture de la page 3 m’a rappelé l’illustration photographiée juste
avant. J’avais l’impression de trouver une autre réponse à la question
« Qu’est-ce
que
l’art signifie ?», cette fois-ci avec des mots :
« L’art
est expression
ou substitut de
la vie.
L’art est expression ou substitut du présent.
L’art est expression ou substitut de l’universalité.
L’art est expression ou substitut de la progression.
L’art est expression ou substitut de l’ordre.
L’art est expression ou substitut de la liberté. »
Je ne me suis jamais risquée à répondre expressément à cette question. Mais je crois que Lika Nüssli et Carl Laszlo y répondent particulièrement bien à ma place.
Les couvertures de Panderma
[Suite de note 7] La revue Panderma, dirigée par Carl Laszlo, a été publiée entre 1958 et 1977 par sa propre maison d'édition, Panderma Verlag. Voici les 13 couvertures et quatrièmes de couvertures des numéros correspondants.
Les moquettes de la Kunsthaus
Kunsthaus, bâtiment de Karl Moser. Je pénètre une nouvelle pièce couverte d’une moquette
ornée de carrés noir et blanc. Elle devient instantanément le centre de mon attention.
En traversant la pièce, je me baisse pour profiter du privilège de pouvoir, dans cet
espace rempli d’œuvres « interdit de toucher », caresser celle-ci
– expérience visuelle et
physique = immersive pour de vrai. Installée dans un fauteuil carré, je contemple
l'œuvre baignée de lumière provenant d'une verrière aux carreaux carrés. Chaque détail,
des boiseries aux moulures, est soigneusement aligné et de forme carrée. Au milieu de
cette symétrie, se détachent des murs les tableaux de dimensions variées. Harmonie
préétablie percée par une mélodie déroutante.
En poursuivant ma visite, j'ai traversé deux autres pièces revêtues de moquettes de
ce
style. En quittant les lieux, se sont elles dont je me rappelle.
Schwitters
Panderma est née !
Évoqué dans note 5, j’ai acquis lors d’une vente spéciale de Lars Müller Publishers, quelque chose qu’il me tardait de vous présenter.
Panderma est une publication bâloise et plurilingue de
l’éditeur, marchand d’art, collectionneur, auteur hongrois (nationalisé suisse) Carl
Laszlo. De 1958 à 1977, lui – rédacteur en chef – et divers·es invité·es
artistes,
écrivain·es, poète·esses, philosophes…
investissent les pages de 13 numéros, pour parler (de manière plus ou moins virulente)
d’actualités artistiques, politiques, philosophiques… partager leurs pensées et leurs
travaux.
Dans son texte d’ouverture, Laszlo écrit : « Le premier numéro de
PANDERMA — Revue de la fin du monde — est né ! C’est ici que
nous devons faire savoir que nous
ne sommes plus ni des Dadaistes, ni des Surréalistes,
tout en aimant Dada et le Surréalisme. Il est hors de question de lier à
PANDERMA
une règle générale ou de proclamer une idéologie […]. Ce qu’il nous faut, c’est du
courage, de
la force de pouvoir cracher les goûts amers, qui nous restent du passé. Il est temps
de
tendre l’oreille pour entendre le signal afin de réveiller les endormits. C’est
ainsi que
nous pourrons entrer dans le monde, où tout est à redécouvrir ! Notre monde,
qui
nous
est devenu étranger et des milliers de nouveaux mondes s’étalent devant nous
– qui
ose et qui peut y pénétrer ? »
Au début de mes recherches, j’ai essayé de définir Panderma.
Les non-sens, la frivolité de la revue m’ont vite stoppé dans ma besogne :
avant d’être, Panderma n’est pas. Cette attitude lui permet d’être
potentiellement tout, d’échapper à l'enfermement. Son contenu et sa
forme – farouches et libres – ont triomphé de ma rationalité !
Cette résistance m’a
saisi et m'a incité à entreprendre une investigation plus approfondie, que je partagerai
avec vous à travers de futures notes.
La suite prochainement donc.
Séjour à Valence
Séjour à Valence pour le lancement du projet européen EPE — Ecran Papier Editer.
Dernier
jour de libre, mon amie m’invite à participer à L’auto-arc Tout Le Monde Sait
Écrire, un atelier d’écriture auto-géré par des étudiant·es de l’ÉSAD Valence.
Le thème de cette session était Les archives . Présentation d’ouvrages
pour ouvrir la
séance – j’en profite pour lire le passage de Un fantôme dans la
bibliothèque
évoqué dans
note 4.
Premier exercice : 5 minutes pour écrire sur ce
que
nous évoque les
archives. Deuxième exercice, nous avions toux rapporté un objet qui nous
évoquait
cette notion. Nous devions en choisir un sur la table centrale et avions 7 minutes pour
écrire quelque chose. Moi ceci :
Il y a un mouchoir blanc en tissu posé sur
la
table. Je pense au mien dans le fond de ma poche. Celui dont je me sers quand j’ai
la
goutte au nez, et que je regrette de ne pas avoir sur moi quand j’ai la goutte au
nez.
Il y en a qui pense que c’est crado, un mouchoir en tissu. Moi j’aime me moucher
dedans
quand ça sent bon la lessive. Le mien c’est celui de mon père. Celui sur la table,
je ne
connais pas son histoire.
Mes pensées se dispersent, divaguent sur l’utilité
des
objets, ensuite l’utilité des archives. C’est un bout de tissu qui, en plus des
utilisations qu’il peut avoir, porte en lui quelque chose. J’aime bien penser que
les
objets n’ont pas vraiment de fonction fixe. Ils peuvent être plein d’histoires,
renfermer plein d’histoires, passer plein d’histoires…
C’est un mouchoir blanc
en
tissu posé sur la table.
À la fin de chaque exercice, des volontaires
lisaient
leur texte à voix haute. Le troisième exercice était une sorte de cadavre exquis où nous
écrivions une phrase sur une feuille et la passions au voisin qui faisait de même. J’ai
adoré ce moment dans cette bibliothèque que j’aime tant. Bravo et merci !
Lecture soustraite au regard
Il a neigé à Zürich. Aujourd’hui il fait beau et c’est tout blanc. Je bois mon café et
mange ma tartine en lisant tranquillement Panderma, une revue achetée
dernièrement à une vente de Lars Müller Publishers. Dehors m’appelle. J’enfile mes
vêtements chauds, bonnet, pantalon de ski, K-way et chaussures de marche, direction
Panoramaweg. La promenade est magnifique. Là-haut, j’ouvre la revue Poésie
1 :
« A
la courbure des reins
La parole se manie — s’invente — inventorie
Lecture soustraite au regard
Ecriture en aval
protozoaire
égarée dans le
règne du savoir
Peau
Muqueuse
Et graphie pubère
Parole
Dans l’haleine et le duvet du corps
Bol où s’étanche notre commun désir de boire
à la même impudeur
Ouvre plus fort encore
Les reins de nos
mémoires
» Françoise Delcartes, Inédits, 1976
Je sens le soleil chauffer à travers mes vêtements noirs. Je lève les yeux.
Les années s’écoulaient
« […] l’enfant avait beau ne pas grandir, son âge le dépassait.
Il
avait de plus en plus de livres. Et plus il en avait, plus il rêvait d’en avoir,
plus il
savait qu’il en lirait de moins en moins car le temps des alphabets l’avalait. Sa
bibliothèque avait fini par se coucher dans son lit, et quand il se reposait près
d’eux,
ses livres se mettaient à le lire. »
Juste après avoir écrit note 3, je me suis questionnée sur mon
désir de posséder plus de
livres, comme un besoin pulsionnel. Comme première piste à explorer pour comprendre ce
toc, je me suis rappelée de ces derniers mots du livre Un fantôme dans la
bibliothèque
de l’historien (EHESS) et éditeur (Seuil) Maurice Olender. Ne comprenant pas trop ce
curieux inversement des rôles – les livres qui se mettent à le lire – je l’écoute
m’expliquer sa bibliothèque : « sans savoir pourquoi, j’achetais les
œuvres
complètes
d’Euripide en grec avec une traduction latine alors que je ne connaissais pas
l’alphabet
grec et que je ne lisais pas l’alphabet latin. Et ce n’était pas de la bibliophilie
!
C’était me coltiner avec ce qui m’échappe. C’était ne pas savoir. C’était s’exercer
à ne
pas comprendre. C’est une drôle d’affaire… […] Sans doute il y avait une sorte de
pulsion à vouloir avoir les textes proches de la main ». C’est
rassurant. Ça me
rassure
que j’ai ‘ce savoir’ à portée de main, même si je ne le comprends pas toujours. Il me
permet d’avancer. Dans le brouillard, parfois, mais d’avancer tout de même.
Quand je lis des trucs que je ne comprends pas, maintenant, je me dis que ce n’est pas
grave. Je sais qu’il y a ce truc que je ne comprends pas encore à cet endroit précis… de
ma bibliothèque. Voilà une des raisons pour laquelle j’aspire à toujours plus de
papiers. Pour parler en mode capitaliste, j’investis
dans la chair, la mienne. Je n’ai toujours pas compris totalement le passage
« ses
livres se mettaient à
le lire », mais ça sera pour plus tard.
J’ai besoin de plus de livres
Plus de livres est égal à plus d’histoires. Je raffole
des histoires. J'ai besoin de garder ma trace. Garder ma trace me permet d’oublier.
Je
veux toujours savoir plus.
Quand j’ai déménagé à Zürich, j’ai acheté pas mal
d’ouvrages
de poésie. Je me suis aperçue que j’aimais lire ce genre quand je me promenais dans la
nature (ce que je fais très souvent). La plupart sont des livres de poche pas cher
trouvés dans les Brocki alentours. L’autre jour, je suis montée à Uetliberg. Là-haut, je
me suis assise sur un muret face au lac et aux montagnes. Grand soleil mais nuages
blancs dans le ciel bleu. Dans mon sac, je promenais Poètes français des XIXe et XXe
siècles de la collection Nouvelle approche chez Livre de poche. J’aime bien cet
objet.
Il est pratique par sa taille et son contenu. Il m’a permis de découvrir ou
redécouvrir les textes de poètes un peu connus, en me donnant des clefs de lecture. Je
n’ai pas peur de l’abîmer et donc de le prendre un peu partout pour le feuilleter. Le
dos carré collé n’est pas de grande qualité, mais tout de même, il est intact et le
livre s’ouvre plutôt bien. Les marges sont assez grandes pour mes pouces. Le texte est
composé en un Times New Roman, un caractère auquel mes yeux sont habitués.
Assise donc,
je l’ai ouvert sur un poème de Jean Tardieu.
« Je serai je ne serai plus
je serai
ce
caillou
toi tu seras moi je serai je ne serai plus
quand tu ne seras plus tu
seras
ce caillou […] »
J’ai relevé les yeux.
t grignoté
t grignoté
t grigno t
grigno t
Cheville fine
Pied plat
La face cachée des choses
Un livre n’est pas qu’une histoire écrite avec des mots sur quelconque matière. Avant que cet objet n’atterrisse dans nos mains, il a vécu. Il est rempli de plein d’histoires, d’anecdotes, qu’il m’intéresse de découvrir, comprendre et partager. Voilà la raison de ce site Note, et voilà la raison pour laquelle j’ai tendance à regarder les livres d’aussi proche.